ROAD 66 : un échantillon du Nouveau-Mexique, du Texas, de l’Oklahoma et de l’Arkansas (Jours 61 à 64 ; Kilomètre : 13976 )

Est-ce que le charme Navajo opère toujours ?

Est-ce que nous resterons ensorcelés ?

Qu’adviendra-t-il de notre envoûtement ?

Notre réalité est devenue fantastique, et ce fantasme nous fait rouler dans la nuit fantôme. Le territoire Navajo est immense, secret, sauvage, préservé et nous ne maîtrisons pas la place qu’on peut y occuper. Alors trouver un endroit pour dormir devient plus difficile qu’avant. Pourtant ils en ont vu des obstacles, ils en ont débusqué des cachettes, ils en ont trouvé des abris merveilleux...mais là.

Les heures passent, les paupières s’alourdissent, le stress de ne pas savoir où se poser les attrape. Une femme Navajo d’une station Texaco nous parle d’un pont plus loin. On le traverse et là, une aire de jeu pour enfant nous apparaît. Alors on s’y installe, enfin le repos tant attendu. Des chats errants nous épient, s’approchent et attendent bien patiemment qu’on termine le repas pour grappiller les quelques miettes laissées ça et là. Puis c’est le va et vient des voitures qui se garent, l’une à côté de l’autre, des échanges obscurs ont lieu, et ce monde repart discrètement. Les sirènes de police proches berceraient presque. Et voilà que mes trois bipèdes se rendent compte qu’ils sont quand même aux États-Unis, qui plus est à côté de la frontière mexicaine : au Nouveau-Mexique !!! La fiction aurait-elle rattrapé la réalité. Alors avant de s’endormir, ça suppute, ça s’affole, ça se fait peur, on me ferme à clé pendant que la gamine s’enferme comme elle peut dans sa tente hawaïenne.

Un réveil en douceur et la décision est prise : destination Albuquerque, voir si ce qui s’y tourne peut être réel... Quoiqu’il en soit, l’adrénaline d’hier s’est évanouie dans des songes de torpeurs. Peut-être que les échanges véhiculés d’hier n’étaient qu’amoureux, on ne saura jamais. Ce matin, les parents accompagnent leurs enfants jouer à la balançoire, et cette fois-ci, nous sommes ceux qui peuvent inquiéter. Les apparences sont bien souvent trompeuses.

Albuquerque est une ville du sud, chaude et désertique, mexicaine et paisible, Navajo et charmante. Évidemment on se dit qu’on va croiser Jesse fuyant Walter, on hésite à me donner un coup de car-wash...j’en aurai vraiment besoin. Parmi les vestiges de Breaking Bad, nous nous arrêtons aux Pollos Hermanos (pas le vrai nom by the way) le temps de se rafraîchir d’un thé glacé unsweet très amer. Le vieux Albuquerque et ses rues mexicaines désertes, comme si l’histoire les avait figées au siècle dernier, donne conscience encore une fois de la richesse multiculturelle des États-Unis où tout un chacun aurait la possibilité d’appartenir. À quelques jours près, nous nous serions envolés en montgolfière et aurions parcouru le reste dans les airs...enfin, nous...moi exceptée.

Mais il est encore tôt et une route mythique nous attend. Elle nous a fait des clins d’œil à Chicago, nous a paru peu engageante en Californie, cette fois nous prenons le pouls de Mother Road, la route mère.

Après d’âpres discussions sur la direction à prendre, la majorité l’emporte à 2 pour le sud contre 1 vers l’est, moi je subis. Le temps de se replonger en 1947, à la découverte de ces étranges visiteurs venus de l’espace. Le conditionnel est employé avec prudence mais Roswell tire son attrait des fameux aliens. Loin du folklore qui nous fait bien marrer, nous nous retrouvons dans une congrégation un peu scientifique un peu rêveuse, et la blague devient factuelle, tangible, documentée. Sur la vingtaine de curieux, nous sommes les seuls sceptiques. Le doute s’installerait-il ? Est-ce que les créatures vertes sont vraiment venues nous rendre visite, nous, pauvres terriens ? Serions-nous si intéressant ? Il faut sortir de Roswell avant de se faire enlever. Le temps d’une rencontre avec Lora et sa laundry qui nous sauve avec ses adoucissants et nous sommes en route vers l’est. Il faut dire que les discussions étaient âpres parce que le « détour » pour voir les extraterrestres dure environ 8h de route.

Il fait déjà nuit lorsqu’on retrouve la 66, cette grand-mère du voyage un peu désuète qui révèle son charme par ses néons, ses panneaux, ses motels vides, ses nids-de-poule bien étendus. Tucumcari était un lieu de passage obligé pour qui entreprenait la traversée. Il en reste un paysage électrique désolé où on ne peut qu’essayer d’imaginer ce que pouvait être la vie du voyageur d’avant. Le temps de retrouver une aire municipale où une chose non identifiée emballée dans un torchon prône à l’entrée. Nous ne l’ouvrons pas, ne sachant pas trop ce que nous allons découvrir. On cache la tente derrière moi et le matin nous annonce l’arrivée au Texas.

La frontière texane est assez palpable, le Texas est un pays à lui seul, une nation reine baignée par le golfe du Mexique ainsi qu’un territoire tout bonnement gigantesque. C’est un des derniers états à avoir participé à l’unité des U.S.A., bercé par son histoire mexicaine et espagnole. Mais le siècle a changé et de nouvelles coutumes sont arrivées. On dit qu’il s’y trouve des puits sans fond de pétrole, cette substance noire et visqueuse qui forme la base de mon alimentation. On dit qu’il y a des élevages industriels où les bœufs sont entassés par milliers sur des terrains chaque fois plus contenus et où l’herbe a laissé la place à la poussière. On dit que c’est le pays des cow-boys...

On dit beaucoup de choses sur ce super état, et la surprise est de taille lorsqu’au bord de la route, on se retrouve nez-à-nez à des Cadillacs qui ont planté le leur profondément dans le sol. Elles sont donc là, telles des autruches, des grandes dames de la route dont la carrosserie aurait trop brûlé sous le soleil ardent. Assoiffées, elles sont allées creuser loin, à la recherche de la moindre goute hydro carburante mais n’ayant rien trouvé, elles sont restées là ad vitam aeternam. Le temps pour moi de me recueillir devant mes idoles, pour eux de se lancer dans l’expression de leur blaze le plus profond et nous pouvons repartir le cœur léger mais le ventre tellement vide... on pourrait avaler un bœuf entier !

Vraiment ? Sérieusement ?

Parce que depuis l’arrivée texane, on nous envoie des signaux prometteurs, un attrait que seuls les états-uniens savent provoquer. Un divertissement ancré dans la culture américaine...celui du jeu, de l’entertainment, du divertissement, du dépassement de soi aussi, toujours ! Et lorsqu’on a faim tout devient envisageable alors le Big Texan Ranch va sûrement devenir l’expérience américaine la plus éprouvante du moment.

Pour être parfaitement clair, seulement un sur les trois a osé se présenter à ce « concours de bouffe ». Car oui, c’est un concours de bouffe dont on parle. Ce fou, cet insensé se croit capable. Soit, allons-y, c’est parti, sortez les couverts et les assiettes. Mais avant de commencer le concours, un bref explicatif des règles et obligations du joueur :

L’objectif est d’avaler la totalité du steak de 72oz (foutues mesures des ricains !!) avec son accompagnement de salade, pomme de terres, crevettes frites, pain et beurre. Le tout en une heure.

Interdiction de se lever, de régurgiter, de quitter la table, de cacher de la nourriture sous la table ou dans la poubelle (qui est prévue pour la régurgitation en fait), de partager les aliments avec autrui, de même partager la table avec les compères.

Une décharge de « non-responsabilité en cas d’AVC, malaise, maladie ou mort » est signée. La partie commence, à l’américaine, les spotlights s’allument, les cloches sonnent, le restaurant entier est avisé qu’un « frenchie is in the game ». Le show se prépare sur l’estrade et le compte à rebours est lancé.

Le joueur, après un démarrage assuré perd son sang-froid au bout de vingt minutes, fait quelques erreurs de mastication, et ne peux pour ainsi dire plus rien avaler. Seule la salade a été engloutie sans ménagement. Va-t-il déclarer forfait ? Ah, il repique sa fourchette dans la barbaque et en prélève un morceau qu’il approche de ses lèvres. Il transpire, les flashes crépitent, la tension est à son comble. Le morceau va-t-il être mastiqué, avalé, digéré ? Ou bien va-t-il finir dans la poubelle et sonner la fin  malheureuse du concours. Ni l’un ni l’autre. Le couvert arrête sa trajectoire à la commissure des lèvres, bien incapable d’avaler quoi que ce soit malgré les meilleurs encouragements des compères. Le morceau de steak est reposé dans l’assiette. Le forfait est déclaré...

Le concours est perdu, et avec ça les 80$ du steak (qui aurait pu être gratuit si englouti en entier, si le compétiteur sortait victorieux) font raisonner la caisse enregistreuse. La tristesse du joueur est adoucie par les quelques cadeaux de participation et la réception d’un énorme doggy-bag (les 2/3 du plat) qui les fera bien tenir quelques jours. Ils repartent d’Amarillo repus comme jamais en sachant maintenant que 72oz équivalent à 2,4kg : insane !!!

Nous reprenons la 66, toujours vers l’est, après un trop bref aperçu du Texas (où même Jésus Christ a son aire d’autoroute) qui peut réserver bien des surprises. 

L’Oklahoma nous offre son plus beau crépuscule pour notre arrivée. Lorsqu’on on désire une remise à niveau d’hygiène on est un peu prêt à tout, même à se faire passer pour des étudiants sur un campus lycéen, faire semblant de s’étirer après un échauffement, se prendre pour une cheerleader ou un footballer, ou errer dans les locaux  vers les douches mais ça ne prend pas vraiment...

La meilleure solution est un terrain plus ou moins vague à côtés des rails de chemins de fer où les hobos, ces travailleurs saisonniers itinérants bien connus dans les U.S.A, excellent dans l’art de prendre le train au vol. C’est poussiéreux et lorsque des véhicules passent il faut se protéger les yeux, les orties grouillent dans le champs et lorsqu’on pose le pied on regarde bien, ça devient obscur alors on se dépêche, tant pis pour le shampoing. À trois pour un bidon d’eau, la douche est prise fissa. Mais on nous observe, dans les hautes herbes des yeux nous épient comme s’ils n’attendaient plus que notre arrivée. Et voilà qu’une patte blanche se dessine parmi la broussaille, des poils roux se distinguent des épis de blé, et un miaulement des plus cute les font tomber en amour de Clinton (nom du bled où nous sommes arrêtés), chaton déshérité à la recherche de nouveaux compagnons de route.

Non, mais c’est pas vrai, on va finir à combien cette aventure, je vais pas pouvoir transporter tout le monde, moi !

Loin des énormes machines à forer le sol, nous découvrons l’Oklahoma par la route 66, cette route qui a permis à tant de gens désolés de parcourir des milliers de kilomètres après tant de sacrifices pour tenter une vie meilleure. Cette route mère soudée à l’histoire américaine, celle de l’exode, de la liberté, de la découverte, de l’infiniment grand, de l’infiniment possible... cette route qui a vu défiler des tonnes et des tonnes de véhicules, où des familles partaient à l’unisson pour survivre. Cette même route qui, quelques années plus tard, a donné vie à ce qu’on appelle le road trip, où les vacanciers des années 60 et 70, libres, jeunes, curieux, aventureux l’ont pratiqué pour découvrir leur pays.

Arrivés en Arkansas nous quittons cette route 66, vieille, abimée, parfois oubliée mais ô combien éternelle. On se prend à rêver que cette route qui a lié Chicago à Los Angeles for ever donnera des idées pour créer de nouveaux ponts, de nouveaux carrefours où les murs tomberont et laisseront place aux échanges.

C’est ce qu’on découvre à Little Rock, une ville d’Arkansas où les doux parfums du sud nous enivrent et les accords de guitares nous transportent. Tonight, the night belongs to us... sweet sweet dreams my dear drivers, get some rest, you still have a long journey waiting for you.